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La salle des âmes perdues

Modifié le : 2019/08/06

Vingt heures trente, à la salle des pas per­dus de la sta­tion Ber­ri-Uqam. Je suis avec un ami, à attendre un autre de ses amis. Nous sommes assis au sor­dide Dun­kin Donuts de l’endroit. Le café y est évi­dem­ment exé­crable. Mon ami mange un bei­gnet à la farine de patates tout sec. Devant moi, le gui­chet clin­quant de la STM et, assis sur les bancs, non pas des clients impa­tients, mais des êtres hagards.

Il y a à peine dix minutes, ils étaient encore plus nom­breux à ne rien faire, à attendre que l’ennui, tel un fan­tôme, se décide à han­ter une autre épave. Dans la bei­gne­rie, l’employé, plu­tôt mignon, faux dia­mant à l’oreille, petit comme Robert Red­ford, est de mau­vaise humeur et ne semble avoir d’yeux sin­cè­re­ment que pour moi tant il jette des regards dans ma direction.

Les clients n’aiment pas ses remarques déso­bli­geantes ; mon ami ne l’a pas aimé alors que moi, je l’avais trou­vé plu­tôt sym­pa. Quand il m’avait deman­dé au comp­toir ce que je met­tais dans mon café, je lui avais répon­du que je ne vou­lais que du café. Il a rétor­qué que ça ferait encore plus de pro­fit à la com­pa­gnie. J’avais ri de bon cœur.

Comme les clients se fai­saient rare, et comme nous étions deve­nus les seuls clients, il s’est rap­pro­ché de nous en pas­sant mol­le­ment une vadrouille et s’est mis à par­ler, com­bien il détes­tait son tra­vail, qu’il n’aurait jamais dû quit­ter son autre emploi de ven­deur de vête­ments. Et que si ça conti­nuait comme ça, vau­drait mieux aller vendre son corps pen­dant qu’il était encore en forme (trente ans). C’était sans doute des avances que je m’empressai de détour­ner en lui sug­gé­rant qu’il pour­rait retour­ner aux études. Défiant, il m’a répon­du qu’il atten­dait un poste à Via Rail et qu’il pré­fè­re­rait avoir 19 $/l’heure à ser­vir des clients qu’à tor­cher le cul des malades. Et la pas­sion de faire quelque chose qu’on aime, ça ne te dit rien ?

Il n’a pas vou­lu répondre, les lèvres subi­te­ment très raides.

Beau petit bon­homme, pour­tant. Je dois me faire un bris­tol. J’aurais aimé le prendre en pho­to ce gars-là. Il n’aurait pas ven­du son corps et j’aurais eu quand même mon plai­sir très chaste de l’admirer. Et j’aurais pu lui redon­ner naï­ve­ment un peu d’estime de lui-même. Com­ment fini­ra-t-il, ce gar­çon ? Que fuit-il ? Pour­quoi ne réus­sit-il pas ? Éton­nante exis­tence des échecs.

De mon côté, je me suis rache­té, en guise de cadeau de la nou­velle année, de l’équipement pour mon stu­dio. L’ancien, obso­les­cence pro­gram­mée oblige, com­mence à me lâcher. Tout me pousse à vou­loir racon­ter des his­toires, y com­pris celle de mon ami qui, en mal d’amour pour un ami qui n’arrivait pas, et peu enclin à appré­cier le gar­çon du Dun­kin Donuts, man­geait face à moi son beigne trop sec.

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