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Leur papa

Modifié le : 2019/08/05

On pour­rait faci­le­ment croire, à la lec­ture de ces pro­me­nades, que mes jours sont un insis­tant ars morien­di. Hier donc, secondes funé­railles de l’année et il y a tant à dire.

C’est la ren­contre fami­liale obli­gée où on a l’occasion de revoir et aimer la paren­té, de s’apercevoir que tous vieillissent, de se recon­naître en eux et, en même temps, de se sen­tir pro­fon­dé­ment étran­ger à leurs vies, de se rendre ain­si compte qu’on connaît peu les his­toires de sa famille, qu’il y aurait grande matière à roman. Michel Trem­blay et cie l’ont com­pris et ils puisent à un même filon l’essentiel de leur création.

C’est la chance de par­ler à sa propre famille, de revoir son père et sa mère, ses sœurs, d’aimer rigo­ler avec eux, d’être agréa­ble­ment francs en se gar­dant tout de même une petite gêne. On se ras­sure d’être encore en vie et on com­mence à se dire qu’on risque de se voir de plus en plus sou­vent pour de telles réunions.

Les strates infé­rieures de la lignée s’enfoncent len­te­ment, les strates supé­rieures s’épaississent et prennent racine dans le ter­reau ain­si for­mé. On s’en rend tous compte et, tels des condam­nés, on affronte la mort qui, embau­mée, occupe le devant de la salle, prête à entendre les sou­ve­nirs des vivants.

Je fus tou­ché par les témoi­gnages des enfants de Bru­no. Ils ont tour à tour, avec émo­tion, décrit l’existence de ce « gars ordi­naire », un Léo Fer­ré mécon­nu, qui avait un beau voca­bu­laire et lavait des plan­chers. Comme ces prêtres ouvriers qui s’incarnent et qui font sur­tout la sourde oreille aux médi­sances de leur Église, Bru­no chan­tait l’injustice, et grat­tait sa gui­tare pour allé­ger le cœur érein­té des petites gens.

De pré­cieuses lèvres pour­raient avan­cer qu’il n’était qu’un artiste ou un poète raté. Les miennes rétor­que­ront que cela a très peu d’importance, car seul le Temps, le frère de la Mort, en déci­de­ra, et long­temps après que les pha­ri­siens eurent fini de mari­ner dans leur vinaigre. Bru­no n’a pas eu le suc­cès qu’il méri­tait diront plu­sieurs. On n’en sau­ra fich­tre­ment rien. Fin de la discussion.

Sur le mur, au-des­sus de la tombe ouverte du défunt, le mot « papa » écrit en grosses lettres oranges fleu­ries. À gauche, une gui­tare en fleurs, une autre à droite, du même ton. Bru­no et sa gui­tare, l’oncle qui chan­tait, pour la famille de ma mère, le frère qui met­tait du pep dans les réunions. Pour sa famille, à la lumière de ce que j’ai pu com­prendre hier, il était le papa chan­teur. Les enfants connaissent tous par cœur ses com­po­si­tions un peu wes­tern, pour son frère et filleul Serge Giguère qui en avait fait un docu­men­taire (L’homme qui chan­tait s’ua job), Bru­no repré­sen­tait cette voix popu­laire qui insis­te­ra tou­jours pour se faire entendre, à sa manière, et sans façons, celle qui s’exprime par­fois un peu trop étroi­te­ment, mais tou­jours avec sincérité.

On dira que cette voix se confond à l’enfance, qu’elle est naïve. Je dirai qu’elle ne se fait pas d’illusions et qu’elle est ain­si, davan­tage proche de la véri­té, et que, à bien y pen­ser, on est tous assis dans un petit bar sombre, à siro­ter notre désir de vivre et s’enivrer de quelques plai­sirs, à écou­ter un chan­teur obs­cur nous dire dou­ce­ment nos quatre véri­tés. Se rap­pe­ler qu’il fau­dra bien mou­rir. Et pour l’heure, il faut sur­tout bien vivre.

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